APERÇU D’UN JEUDI APRES-MIDI

 

 

Et au milieu de l’après-midi, je me retrouve dans une cabine téléphonique à un coin de rue, quelque part dans le centre, je ne sais pas où, en sueur, avec une migraine lancinante qui bat sourdement dans ma tête, saisi d’une crise d’angoisse de première catégorie, fouillant mes poches à la recherche d’un Valium, d’un Xanax, d’un Halcion qui traînerait là, n’importe quoi, ne trouvant que trois Nuprin éventés dans une boîte à pilules Gucci, trois Nuprin que je me fourre dans la bouche et que je fais glisser avec un Diet Pepsi, et dont, ma vie en dépendrait-elle, je ne pourrais dire ce qu’ils font là, ni d’où ils viennent. Oublié avec qui j’ai déjeuné et, plus grave encore, où. Avec Robert Ailes, au Beats ? Avec Todd Hendricks, à l’Ursula’s, le nouveau bistrot de Philip Duncan Holmes, à Tribeca ? Ou bien avec Ricky Worrall, au December’s ? Ou encore avec Kevin Weber, au Contra, à NoHo ? Ai-je commandé le sandwich de brioche aux perdreaux avec des tomates vertes, ou une grande assiette d’endives à la sauce aux palourdes ? « Mon Dieu, je ne me souviens pas. » Je gémis. Mes vêtements — veste de sport en lin et soie, chemise de coton, pantalon à pinces en lin kaki, Matsuda, cravate de soie Matsuda, ceinture Coach Leatherware — sont trempés de sueur, et j’ôte ma veste, m’essuie le visage avec. Le téléphone sonne sans arrêt, mais je ne sais plus qui j’ai appelé, et je reste là, immobile au coin de la rue, mes Ray-Ban en équilibre sur mon front, formant un angle bizarre, anormal, puis un son familier résonne faiblement à l’autre bout de la ligne — et c’est la douce voix de Jean, qui lutte contre le vacarme des embouteillages qui encombrent Broadway, à perte de vue. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘L’Aspirine : Peut-Elle Vous Sauver la Vie ?’’ J’appelle : « Jean ? Allô ? Jean ? » « Patrick ? C’est vous ? » Je crie : « Allô ? Jean, j’ai besoin d’aide. » « Patrick ? » « Quoi ? » « Jesse Forrest a appelé. Il a réservé au Melrose pour ce soir huit heures, et Ted Madison et Jamie Conway voudraient vous retrouver pour prendre un verre au Harry’s. Patrick ? Où êtes-vous ? » « Jean ? fais-je dans un souffle, m’essuyant le nez, je ne suis pas... » « Oh, il y a aussi un coup de fil de Todd Lauder, non, je veux dire Chris... Non, non, c’est bien Todd Lauder » « Oh, dieux du ciel, fais-je d’une voix faible, desserrant ma cravate, accablé par le soleil d’août, qu’est-ce que vous racontez, pauvre idiote ? » « Pas au Bice, Patrick. C’est au Melrose qu’il a réservé. Pas au Bice. » Je me mets à pleurer : « Mais qu’est-ce que je vais faire ? » « Où êtes-vous ? Patrick ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » « Je n’y arriverai pas, Jean, dis-je suffoquant, je ne vais pas pouvoir venir au bureau cet après-midi. » « Mais pourquoi ? » Elle paraît défaite, mais peut-être est-elle tout simplement prise de court. Je crie : « Dites... juste... que c’est non. » « Qu’est-ce qui se passe, Patrick ? Ça ne va pas ? » « Arrêtez de pleurnicher, nom de Dieu ! » « Je suis désolée, Patrick. C’est-à-dire que j’avais bien l’intention de répondre que c’était non, mais... » Je lui raccroche au nez et sors précipitamment de la cabine téléphonique. Le walkman autour de mon cou m’étrangle soudain, comme un boulet attaché à ma gorge et la musique qui en sort — Dizzy Gillespie dans les années quarante — me vrille les nerfs) et je le jette (c’est un walkman bon marché) dans la première poubelle qui se met dans mes jambes, et reste là, accroché au bord de la poubelle, respirant lourdement, la mauvaise veste Matsuda nouée autour de ma taille, contemplant le walkman qui marche toujours, tandis que le soleil fait fondre la mousse sur mes cheveux, qu’elle se mélange à la sueur qui ruisselle sur mon visage, et je sens le goût de la mousse en passant ma langue sur mes lèvres, elle est bonne, la mousse, et me voilà soudain la proie d’un appétit dévorant, et je passe ma main dans mes cheveux et me mets à lécher ma paume avec avidité tout en remontant Broadway, sans voir les vieilles qui distribuent des tracts, ni les magasins de jeans, d’où la musique braille et s’échappe et se déverse dans les rues, tandis que les gens accordent les gestes au rythme de la chanson, un quarante-cinq tours de Madonna, Madonna qui crie « Life is a mystery, everyone must stand alone... », que les coursiers à bicyclette filent comme des flèches et, immobile à un coin de rue, je leur jette des regards furieux, mais les gens passent sans rien voir, ils ne font pas attention, ils ne font même pas semblant de ne pas faire attention, ce qui me calme un tant soit peu, assez pour me diriger vers le Conran le plus proche afin d’acheter une théière, et à l’instant même où je crois être revenu à mon état normal, avoir retrouvé mes moyens, mon ventre se tord, et me voilà pris de crampes si violentes que je titube jusqu’à la première entrée d’immeuble où je me dissimule, plié en deux, les bras serrés autour de la taille, mais la douleur disparaît soudain, aussi vite qu’elle était apparue et, me redressant, je me précipite dans la première quincaillerie venue, où j’achète un assortiment de couteaux de boucher, une hache, une bouteille d’acide chlorhydrique, avant d’entrer dans une animalerie, un peu plus bas, où je fais l’acquisition d’un Habitrail et de deux rats blancs, que je projette de torturer avec les couteaux et l’acide mais, à un moment, plus tard dans l’après-midi, j’ai oublié le sac avec les rats dedans à la Pottery Barn, tandis que j’achetais des bougies, à moins que je n’aie finalement acheté une théière. A présent, je remonte Lafayette à grands pas, en sueur, gémissant tout bas, repoussant les gens qui se mettent sur mon chemin, l’écume aux lèvres, le ventre tordu de crampes abominables — peut-être dues aux amphés, mais cela m’étonnerait —, puis, un peu calmé, j’entre dans un Gristede et parcours les rayons en tous sens, volant au passage une boîte de jambon en conserve que je dissimule sous ma veste Matsuda avant de sortir très calmement pour aller me cacher plus bas dans la rue, dans le hall de l’American Felt Building, où je force la boîte à l’aide de mes clés sans accorder la moindre attention au gardien qui semble tout d’abord me reconnaître puis, me voyant commencer à manger le jambon à pleines mains, me fourrant dans la bouche des poignées de viande rose et tiède, qui reste collée sous mes ongles, menace d’appeler la police. Je file, me voilà dehors, en train de vomir tout le jambon, appuyé contre une affiche pour Les Misérables placardée sur un arrêt de bus, et j’embrasse l’affiche, le joli visage d’Éponine, ses lèvres, barbouillant de tramées de bile sombre son minois ravissant, d’une grâce toute simple, ainsi que le mot GOUINE, gribouillé au-dessous. Je défais mes bretelles, ignorant les clochards, qui m’ignorent. Trempé de sueur, délirant, je me retrouve dans le centre, chez Tower Records, où je tente de reprendre contenance, murmurant sans cesse « il faut que je rapporte mes cassettes vidéo, il faut que je rapporte mes cassettes vidéo », et achète deux exemplaires de mon CD préféré, The Return of Bruno, de Bruce Willis, puis reste coincé dans la porte tournante pendant cinq tours avant de tituber sur le trottoir où je me heurte à Charles Murphy, de chez Kidder Peabody, à moins que ce ne soit Bruce Barker, de Morgan Stanley, mais qui que ce soit, « Salut, Kinsley », me fait-il, et je lui rote en plein visage, les yeux révulsés, la bile coulant en traînées verdâtres de mes crocs découverts, ce qui ne le trouble pas, car il ajoute, imperturbable : « On se voit au Fluties, d’accord ? », sur quoi je pousse un cri aigu et, en reculant, bouscule un étal de fruits devant une épicerie coréenne, faisant s’effondrer des pyramides de pommes et d’oranges et de citrons qui roulent sur le trottoir, jusque sur la chaussée où ils sont broyés sous les roues des taxis, autos, autobus, camions, et je me confonds en excuses, éperdu, tendant par erreur mon AmEx platine au Coréen qui hurle, puis un billet de vingt, qu’il prend immédiatement, mais sans cesser de me tenir par le revers de ma veste fripée, souillée, que j’ai remise tant bien que mal et, comme je lève les yeux et regarde bien en face son visage de lune aux yeux bridés, il entame soudain le refrain de Lighting Strikes, de Lou Christie. Je déguerpis, horrifié, et remonte l’avenue, titubant vers la maison, mais des gens, des endroits, des magasins se mettent sans cesse sur mon chemin, et quand dans la Treizième un dealer me propose du crack, je sors machinalement un billet de cinquante et l’agite sous son nez, et le type fait « Oh, la vache », éperdu de reconnaissance, et me serre la main, me glissant dans la paume cinq ampoules que j’entreprends d’avaler toutes sous le regard faussement amusé du dealer qui tente de dissimuler sa profonde angoisse, et que j’attrape par le cou, coassant « Le meilleur moteur, c’est celui de la BMW 750 iL », mon haleine puant, puis je me dirige vers une cabine téléphonique et me mets à raconter n’importe quoi à l’opératrice, avant de me décider à éjecter ma carte, me retrouvant soudain en ligne avec la réception de Xclusive, annulant un rendez-vous pour un massage que je n’ai jamais pris. Je parviens à retrouver mon calme en contemplant mes pieds, chassant les pigeons à coups de mocassins A. Testoni et, sans y prendre garde, j’entre dans un restaurant minable de la Deuxième Avenue et, toujours aussi secoué, ahuri, en sueur, me dirige vers une petite grosse, une juive, vieille aussi, et atrocement habillée. « Écoutez, dis-je, j’ai réservé, au nom de Bateman. Où est le maître d’hôtel ? Je connais bien Jackie Manson. » « Il y a de la place, soupire-t-elle, tendant le bras vers un menu, pas besoin de réserver. » Elle me conduit à une table abominable, au fond, près des toilettes et, lui arrachant le menu des mains, je m’installe précipitamment dans un box, sur le devant. En voyant les prix, la panique s’empare de moi — « C’est une plaisanterie, ou quoi ? » — et, sentant une serveuse près de moi, je passe ma commande, sans lever les yeux. « Un cheeseburger. Je voudrais un cheeseburger, pas trop cuit. » « Désolé, Monsieur, pas de fromage. Casher. » Je ne vois pas du tout ce qu’elle veut dire. « Très bien. Donnez-moi un casherburger, mais avec du fromage, du Monterey Jack, par exemple, et... Oh, bon Dieu... » Je sens les crampes qui reviennent. « Pas de fromage, Monsieur, dit-elle. Casher... » « Mais bon Dieu, c’est un cauchemar ou quoi, espèce de connasse de Juive ? fais-je à voix basse. Du fromage blanc, vous en avez, du fromage blanc ? Apportez-en. » « Je vais chercher le patron », dit-elle. « Bon, comme vous voudrez, Mais en attendant, apportez-moi quelque chose à boire », fais-je d’une voix sifflante. « Oui ? » demande-t-elle. « Un... un milk-shake. Un milk-shake à la vanille. » « Pas de milk-shakes. Casher..., dit-elle. Je vais chercher le patron. » « Non, attendez. » « Je vais chercher le patron, Monsieur. » « Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » fais-je, écumant, mon AmEx platine déjà posée sur la table graisseuse. « Pas de milk-shake. Casher... » dit-elle, lippue, une de ces milliards de créatures qui ont défilé sur cette planète. « Alors apportez-moi un lait malté, nom de Dieu... un lait malté à la vanille ! » Je hurle, éclaboussant de salive le menu ouvert devant moi. Elle me regarde sans réagir. « Et super épais ! » Elle s’éloigne pour aller chercher le patron, et quand je le vois arriver, copie conforme de la serveuse, en chauve, je me lève et hurle : « Allez vous faire foutre, bande d’enfoirés d’attardés de youpins », et sors en courant du restaurant, retrouvant la rue où ce...

 

 

 

AU YALE CLUB

 

 

— Quelle est la règle, en matière de gilet de laine ? demande Van Patten à la ronde.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? fait McDermott, plissant le front, prenant une gorgée d’Absolut.

— C’est vrai, dis-je, sois plus clair.

— Eh bien, est-ce une tenue strictement décontractée...

— Ou peut-on le porter avec un costume ? fais-je, lui coupant la parole pour finir sa phrase.

— Exactement. Il sourit.

— Eh bien, selon Bruce Boyer...

— Une seconde, interrompt Van Patten. Il est chez Morgan Stanley ?

— Non, dis-je avec un sourire. Il n’est pas chez Morgan Stanley.

— Ce ne serait pas un tueur en série, par hasard ? demande McDermott, soupçonneux. Ne me dis pas que c’est encore un tueur en série, gémit-il. Par pitié, plus de tueurs en série.

— Non, McDucon, ce n’était pas un tueur en série, dis-je, me tournant vers Van Patten, puis me retournant vers McDermott, avant de poursuivre. « Tu sais, tu me fatigues sérieusement. »

— Mais c’est toi qui en parles sans arrêt, geint McDermott. Et toujours d’une manière très normale, avec un côté pédagogique. Je veux dire, moi, je n’en ai rien à faire du Fils de Sam, ou de ton putain d’Étrangleur des Collines, ni de Ted Bundy ou de Featherhead, pour l’amour de Dieu.

— Featherhead ? fait Van Patten, Qui est Featherhead ? Il m’a l’air particulièrement redoutable.

— Il veut dire Leatherface, dis-je, les mâchoires crispées. Leatherface. Il a participé au Massacre à la Tronçonneuse, au Texas.

— Ah, fait Van Patten avec un sourire poli. Bien sûr...

— Et en effet, il était particulièrement redoutable, dis-je.

— Bon, très bien, continue. Bruce Boyer, qu’est-ce qu’il a fait, lui ? s’enquiert McDermott avec un soupir, levant les yeux au ciel. Voyons... Il les a dépiautés vivants ? Il les a affamés ? Écrasés avec sa voiture ? Jetés en pâture aux chiens ? Hein ?

— Mes pauvres enfants, dis-je, secouant la tête, avant d’ajouter d’un air mystérieux : il a fait bien pire.

— Quoi par exemple — il les a emmenés dîner au nouveau restaurant de McManus ? suggère McDermott.

— Ça, ce serait pas mal, approuve Van Patten. Tu y es allé ? Immonde, n’est-ce pas ?

— Tu as pris le hachis ? s’enquiert McDermott.

— Le hachis ? Van Patten en reste coi. « Mais moi, je te parle du décor. Tu as vu leurs putains de nappes ? »

— Mais as-tu pris le hachis, ou pas ? insiste McDermott.

— Évidemment, j’ai pris le hachis, et aussi le pigeonneau, et aussi le marlin, dit Van Patten.

— Mon Dieu, j’oubliais le marlin, grogne McDermott. Le marlin aux piments.

— Après avoir lu la critique de Miller dans le Times, quelle personne saine d’esprit ne prendrait pas le hachis, ou le marlin, à plus forte raison ?

— Miller s’est planté, déclare McDermott. C’est parfaitement immonde. Prends la quesadilla aux papayes : généralement, c’est fameux, mais là, doux Jésus... Il émet un sifflement, secoue la tête.

— Et pas cher, en plus, ajoute Van Patten.

— Pour rien, confirme McDermott, approuvant vigoureusement. Quant à la tarte à la pastèque...

— Messieurs... Hum, hum... » Je toussote. « Je regrette de vous interrompre, mais...

— D’accord, d’accord, vas-y, continue, dit McDermott. Parle-nous de ton Charles Moyer.

— Bruce Boyer. C’est l’auteur de Élégance : le Guide de la Qualité pour les Hommes. Et non, Craig, ce n’était pas un tueur en série à ses moments perdus.

— Et que raconte donc le cher petit Brucie ? demande McDermott, croquant un glaçon.

— Que tu es un plouc. C’est un livre excellent. Et sa théorie est toujours valable. Rien ne devrait nous empêcher de porter un gilet de laine avec un costume, dis-je. Un plouc, tu as compris ?

— Ouais.

— Mais ne fait-il pas remarquer que le gilet ne doit pas écraser le costume ? fait Van Patten d’une voix timide.

— Certes... » Van Patten m’agace un peu. Il a beau avoir appris sa leçon, il n’en continue pas moins à demander conseil. Je poursuis, très calme : Avec de fines rayures, il faut porter un gilet d’un bleu éteint, ou gris anthracite. Un costume écossais demande un gilet plus voyant.

— Et ne pas oublier de laisser le dernier bouton ouvert, ajoute McDermott.

Je lui jette un regard aigu. Il sourit, prend une gorgée et fait claquer ses lèvres, content de lui,

— Pourquoi ? s’enquiert Van Patten.

— C’est ainsi qu’on le porte, dis-je sans cesser de regarder McDermott, l’air mauvais. C’est plus confortable, aussi.

— Le port des bretelles permet-il au gilet de tomber mieux ? fait la voix de Van Patten.

— Pourquoi ? Je me tourne face à lui.

— Eh bien, comme cela, on évite le… Il s’interrompt, bloqué, cherchant le mot juste.

— L’inconvénient de... ? fais-je.

— De la boucle de ceinture ? conclut McDermott.

— Voilà, c’est ça, dit Van Patten.

— Tu ne dois pas oublier que...

Une fois de plus, McDermott me coupe la parole :

— ... que si le gilet doit tenir compte de la couleur et du style du costume, il ne faut à aucun prix l’assortir aux chaussettes ou à la cravate, dit-il, souriant à Van Patten et à moi.

— Je croyais que tu n’avais pas lu ce... ce livre, dis-je, bégayant de colère. Tu viens de me dire à l’instant que tu ne ferais pas la différence entre Bruce Boyer et... et John Wayne Gacy.

— Ça m’est revenu tout d’un coup, dit-il avec un haussement d’épaules.

— Écoute, dis-je, me tournant vers Van Patten, trouvant que McDermott fait preuve d’un orgueil mal placé absolument minable, si tu portes par exemple des chaussettes à losanges avec un gilet à losanges, cela aura l’air trop voulu.

— Tu crois ?

— On aura l’impression que tout cela est réfléchi, construit, dis-je, puis, me retournant brusquement vers McDermott, ébranlé : Featherhead ? Comment diable es-tu passé de Leatherface à Featherhead ?

— Allez, remets-toi, Bateman, dit-il, me gratifiant d’une claque dans le dos, puis commençant à me masser la nuque. Qu’est-ce qui se passe ? Tu n’as pas eu ton shiatsu, ce matin ?

— Continue de me tripoter comme ça, dis-je, les paupières serrées, tout mon corps électrisé, tendu, ramassé, prêt à bondir, et c’est un moignon que tu auras au bout du bras.

— Oh, là, du calme, du calme, mon petit pote, fait McDermott, reculant, faussement effrayé. Tous deux se mettent à ricaner comme des imbéciles et échangent une grande claque, sans deviner le moins du monde que je lui tronçonnerais volontiers les mains et, de plus, avec joie.

Nous sommes tous trois, David Van Patten, Craig McDermott et moi-même, installés dans la salle à manger du Yacht Club, en train de déjeuner. Van Patten porte un costume Krizia écossais, en crêpe de laine, une chemise Brooks Brothers, une cravate Adirondack et des chaussures Cole-Haan. McDermott porte un blazer en lambswool et cashmere, un pantalon en flanelle de laine peignée, Ralph Lauren, chemise et cravate également Ralph Lauren, et des chaussures Brooks Brothers. Je porte un costume de laine à motif écossais carreaux de fenêtres, une chemise de coton Luciano Barbera, une cravate Luciano Barbera, des chaussures Cole-Haan et des lunettes Bausch & Lomb à verres neutres. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘Les Nazis’’ et, curieusement, je me suis bien défoncé en le regardant. Sans être à proprement parler séduit par leurs actes, je ne les ai pas trouvés antipathiques non plus, pas plus, d’ailleurs, que la plupart des spectateurs présents sur le plateau. Un des nazis, dans un accès de drôlerie bien singulier, s’est mis à jongler avec des pamplemousses et, ravi, je me suis assis dans mon lit pour applaudir.

Luis Carruthers est assis à cinq tables de la nôtre, habillé comme s’il avait dû essuyer une espèce d’attaque de grenouilles au réveil — il porte un costume indéterminable, d’un créateur français indéterminé ; et si je ne me trompe, le chapeau melon posé à terre, sous sa chaise, lui appartient aussi — c’est signé « Luis », aucun doute. Il me sourit, mais je fais comme si je n’avais rien vu. Je me suis entraîné à Xclusive pendant deux heures, ce matin, et puisque nous avons tous trois décidé de prendre notre après-midi, nous irons au salon de massage. Nous n’avons pas encore commandé. En fait, nous n’avons même pas jeté un coup d’œil au menu. Nous n’avons fait que boire. Au départ, Craig voulait prendre une bouteille de Champagne, mais David a secoué la tête avec véhémence, s’écriant ; « Pas question, pas question, pas question », et nous avons pris autre chose. Je ne quitte pas Luis des yeux et, à chaque fois qu’il regarde vers notre table, je rejette la tête en arrière et me mets à rire, même si Van Patten ni McDermott n’ont rien dit de particulièrement drôle, c’est-à-dire pratiquement à chaque fois. J’ai si bien travaillé mon rire qu’il semble parfaitement naturel, et que personne ne remarque rien. Luis se lève, s’essuie la bouche avec une serviette et nous jette un nouveau coup d’œil avant de sortir de la salle à manger pour, je suppose, aller aux toilettes.

— Mais il y a une limite, dit Van Patten. Parce qu’en fait, l’idée, c’est de ne pas passer toute la soirée seul avec le monstre de Sesame Street.

— Mais tu sors toujours avec Meredith, hein, alors, quelle différence cela fait-il ? dis-je. Il n’entend pas, évidemment.

— Mais une blonde idiote, c’est très mignon, dit McDermott. Très mignon.

— Bateman ? fait Van Patten. Quelque chose à dire, à propos des blondes idiotes ?

— Quoi ? fais-je, me levant.

— Les blondes ? Idiotes ? Non ? (C’est McDermott, à présent). Elles sont désirables, comprende ?

— Écoutez, dis-je, repoussant ma chaise, je tiens à faire savoir une chose : Je suis pour la famille et contre la drogue. Excusez-moi.

Comme je m’éloigne, Van Patten agrippe un serveur qui passait, et j’entends sa voix, de plus en plus faible : C’est de l’eau du robinet ? Je ne bois pas d’eau du robinet. Apportez-moi de l’Évian ou quelque chose, d’accord ?

Courtney m’aimerait-elle moins si Luis était mort ? Voilà la question qui s’impose à moi, et aucune réponse claire ne semble jaillir dans ma tête, tandis que je traverse lentement la salle à manger, faisant un signe de la main à un type qui ressemble à Vincent Morrison, puis à un autre qui, j’en suis à peu près certain, ressemble fort à Tom Newman. Courtney passerait-elle plus de temps avec moi — le temps qu’elle passe actuellement avec Luis — s’il était hors circuit, si elle n’avait plus le choix, si par exemple il était... mort ? Si Luis se faisait tuer, Courtney serait-elle bouleversée ? Et pourrais-je réellement la consoler, sans me mettre à lui rire au nez, sans que ma propre salive rejaillisse sur moi, sans me trahir ? Est-ce le fait de me voir en cachette de lui qui l’excite, ou mon corps, ou la taille de ma queue ? Pourquoi, de plus, ai-je envie de plaire à Courtney ? Si elle ne m’aime que pour mes muscles ou la dimension de mon sexe, c’est une salope sans intérêt. Sans intérêt, certes, mais de premier choix, quasiment parfaite, et ça, ça peut faire oublier n’importe quoi, sauf peut-être une mauvaise haleine ou des dents jaunes, deux cas de figure rédhibitoires. Est-ce que je ficherais tout en l’air, en étranglant Luis ? Si j’épousais Evelyn, me forcerait-elle à acheter des robes Lacroix jusqu’à la conclusion du divorce ? Les forces coloniales sud-africaines et les guérilleros noirs armés par l’Union soviétique ont-ils passé des accords de paix en Namibie ? Ou le monde serait-il un endroit plus tranquille, plus aimable, si Luis était haché en menus morceaux ? Mon monde, c’est possible, alors, pourquoi pas ? Il n’y a vraiment pas d’alternative. Il est même déjà trop tard pour se poser ces questions, car je suis à présent dans les toilettes des hommes, en train de m’observer dans le miroir — cheveux parfaits, bronzage parfait —, vérifiant que mes dents sont parfaitement d’aplomb, blanches, étincelantes. Je me lance un clin d’œil complice et, avec une profonde inspiration, j’enfile des gants de cuir Armani, et me dirige vers la cabine où se trouve Luis. Les lavabos sont déserts. Toutes les cabines sont vides, sauf une au fond, dont la porte demeure légèrement entrebâillée, et l’air que siffle Luis — un truc tiré des Misérables — se fait plus fort, presque angoissant, tandis que je m’approche.

Il est debout dans la cabine, le dos tourné, en train d’uriner, vêtu d’un blazer en cashmere, d’un pantalon à pinces en laine et d’une chemise blanche en soie et coton. Visiblement, il a senti un mouvement dans son dos, car il se raidit nettement, tandis que la cascade de l’urine dans l’eau s’arrête brusquement. Tout doucement, le son de ma propre respiration oppressée occultant tous les autres bruits, ma vision légèrement brouillée à la périphérie, j’élève les mains jusqu’au col de son blazer de cashmere et de sa chemise de flanelle, et encercle son cou, jusqu’à ce que mes pouces se touchent sur sa nuque, et mes index juste au-dessus de sa pomme d’Adam. Je commence à serrer, assurant ma prise, mais pas assez pour empêcher Luis de se retourner, doucement lui aussi, et le voilà face à moi, une main posée sur son pull-over Polo en laine et soie, l’autre levée vers moi. Il bat des paupières un instant, puis écarquille les yeux, ce qui est exactement ce que je souhaitais. Je veux voir le visage de Luis se déformer, devenir violacé, je veux qu’il sache qui est en train de l’assassiner. Je veux être le dernier visage, la dernière chose que Luis verra avant de mourir. Je veux crier « Je baise Courtney, tu entends ? C’est moi qui baise Courtney, ha-ha-ha », et je veux que ce soient les derniers mots, les derniers sons qu’il entende, avant que ses propres gargouillements, accompagnant les craquements de sa trachée artère écrasée, noient tout le reste. Luis me regarde, immobile, et je bande mes muscles, prêt pour une lutte qui ne semble pas devoir se déclarer, à ma grande déception.

Au contraire, il baisse les yeux sur mes poignets, hésite un moment, comme s’il ne parvenait, pas à se décider, puis il baisse la tête et... embrasse mon poignet gauche et, quand il relève les yeux sur moi, timidement, c’est avec une expression... de tendresse, à peine mêlée de gêne. Il élève la main droite, touche ma joue, avec une infinie douceur. Je reste là, figé, les bras toujours tendus en avant, les doigts encerclant toujours la gorge de Luis.

— Mon Dieu, Patrick, chuchote-t-il. Pourquoi ici ?

Sa main joue dans mes cheveux, à présent. Je détourne les yeux, regarde la cloison de la cabine, où quelqu’un a gravé dans la peinture Edwin fait des pipes fantastiques, immobile, paralysé, lisant et relisant la phrase, ahuri, examinant la ligne qui entoure le graffiti comme s’il existait là une réponse, une vérité. Edwin ? Quel Edwin ? Je secoue la tête pour m’éclaircir les idées, et reviens à Luis, à ce sourire horrible, ce sourire amoureux plaqué sur son visage, et je tente de serrer plus fort, le visage tordu par l’effort, mais je ne peux pas, mes mains refusent d’obéir, et mes bras tendus semblent soudain absurdes, inutiles, figés dans une attitude grotesque.

— J’ai vu que tu me regardais, dit-il, haletant. J’ai remarqué ton... — il avale sa salive — ... ton corps superbe.

Il tente de m’embrasser sur les lèvres, mais je recule et heurte la porte de la cabine, la fermant accidentellement. Je décroche mes mains du cou de Luis, mais il les prend et les remet aussitôt en place. Je baisse les bras de nouveau et demeure là, envisageant quoi faire maintenant, et ne faisant rien.

— Ne sois pas... timide, dit-il.

Je prends une profonde inspiration, ferme les yeux, compte jusqu’à dix, ouvre les yeux, et tente désespérément d’atteindre à nouveau le cou de Luis pour l’étrangler, mais mes bras pèsent des tonnes, je ne parviens pas à les lever.

— Tu ne peux pas savoir depuis combien de temps j’attends cet instant... Il soupire, me caresse les épaules, tremblant. « Depuis ce réveillon de Noël, à l’Arizona 206. Tu sais, celui où tu portais une cravate Armani à rayures rouges et imprimé cashmere. »

Je m’aperçois soudain que sa braguette est toujours ouverte et calmement, sans la moindre difficulté, je me détourne et sors de la cabine, me dirigeant vers un lavabo pour me laver les mains, mais je porte toujours mes gants, et je ne veux pas les retirer. Les lavabos du Yacht Club m’apparaissent soudain comme la pièce la plus froide qui ait jamais existé, et je frissonne malgré moi. Luis m’emboîte le pas, tripote ma veste, penché au-dessus du lavabo, à côté de moi.

— Je te veux », souffle-t-il, d’une voix de tante. Je me retourne lentement et lui jette un regard haineux, penché au-dessus du lavabo, bouillant de rage, mes yeux irradiant le dégoût, et il ajoute : Moi aussi, je te veux.

Je sors en trombe des lavabos, me heurtant à Brewster Whipple, je crois. Je souris au maître d’hôtel et lui serre la main, avant de me ruer vers l’ascenseur dont les portes se referment devant moi, et me mets à crier, tapant du poing sur la porte, jurant. Une fois calmé, je remarque le maître d’hôtel en train de parlementer avec un serveur, tous deux me jetant des regards intrigués et, reprenant contenance, je leur fais un signe de la main, avec un sourire timide. Luis vient vers moi à grands pas, très calme, toujours souriant, rouge de plaisir, et je le laisse venir, immobile. Il ne dit rien.

— Qu’est-ce... que... tu... veux ? fais-je, la voix sifflante.

— Où vas-tu ? chuchote-t-il, abasourdi.

— Il faut que... Je m’interromps, ne sachant que dire, parcourant des yeux la salle bondée, avant de revenir au visage de Luis, un visage vibrant, éperdu. « J’ai des cassettes vidéo à rendre », dis-je, appuyant brutalement sur le bouton de l’ascenseur puis, à bout de patience, je m’éloigne et me dirige vers ma table.

— Patrick, appelle-t-il.

Je me retourne brusquement « Quoi ? »

« Je t’appellerai », articule-t-il silencieusement, et l’expression de son visage me garantit, m’assure que mon ‘‘secret’’ sera bien gardé. « Oh, mon Dieu », fais-je, au bord de la nausée, et je reprends ma place à table, secoué de tremblements, complètement effondré, mes mains toujours gantées, et avale d’un trait le reste de mon J&B noyé de glace fondue. Je suis à peine assis que Van Patten me demande : Hé, Bateman, quelle est la meilleure manière de porter une pince de cravate ?

— Bien que l’usage n’en soit pas indispensable pour tous les jours, cela donne à la tenue un côté soigné, net. Mais l’accessoire ne doit pas dominer la cravate. On préférera une simple barrette en or, ou une petite pince, que l’on posera à la partie inférieure de la cravate, tournée vers le bas selon un angle de quarante-cinq degrés.

 

 

 

CANICIDE

 

 

Courtney m’appelle. Elle est trop défoncée à l’Elavil pour dîner décemment avec moi au Cranes, le nouveau restaurant de Kitty Oates Sanders dans Gramercy Park où Jean, ma secrétaire, a réservé pour nous la semaine dernière, et me voilà désemparé. Cependant, malgré les excellentes critiques (dans New York et dans The Nation), je ne râle pas, ni ne persuade Courtney de changer d’avis, car j’ai encore deux dossiers à consulter et, de plus, je n’ai pas regardé le Patty Winters Show, que j’ai enregistré ce matin. Il était question des femmes qui ont subi une mastectomie, et à sept heures et demie du matin, devant le petit déjeuner, avant le bureau, je ne me sentais pas capable de supporter cela pendant une heure, mais après la journée que je viens de passer — temps perdu au bureau, où l’air conditionné est tombé en panne, déjeuner pénible avec Cunningham à l’Odéon, ce putain de pressing chinois, pas foutu d’ôter les taches de sang d’une autre veste Soprani, quatre cassettes vidéo en retard, ce qui a fini par me coûter une fortune, vingt minutes d’attente devant le Stairmasters — je suis mûr ; toutes ces vicissitudes m’ont endurci, et je suis prêt à affronter ce sujet précis.

Deux mille flexions abdominales et trente minutes de saut à la corde dans le salon, pendant que le Wurlitzer braille The Lion Sleeps Tonight sans discontinuer, et ce malgré presque deux heures d’entraînement au club. Après quoi je m’habille pour aller faire quelques courses chez D’Agostino ; jean Armani, chemise blanche Polo, veste sport Armani, pas de cravate, cheveux plaqués en arrière avec de la mousse Thomson ; chaussures étanches noires à lacets, Manolo Blahnick, car il bruine ; trois couteaux et deux revolvers dans un attaché-case Épi de cuir noir (3 200 $), Louis Vuitton ; gants Armani en peau de cerf, car il fait froid, et je ne tiens pas à bousiller mes ongles fraîchement manucurés. Pour finir, trench-coat ceinturé de cuir noir, Gianfranco Ferré, quatre cents dollars. Bien que D’Agostino ne soit qu’à quelques minutes à pied, je coiffe un walkman lecteur de CD, contenant déjà le Wanted Dead or Alive de Bon Jovi, la version longue. Au passage, j’attrape un parapluie imprimé cashmere avec manche en bois de Etro, trois cents dollars en solde, Barney’s, dans le porte-parapluies que je viens de faire installer dans le placard de l’entrée, et me voilà dehors.

Après le bureau, je me suis donc entraîné à Xclusive puis, une fois à la maison, j’ai passé des coups de fil obscènes à des jeunes filles de Dalton, dont j’ai trouvé les numéros dans le bottin que j’ai volé au bureau de l’administration en forçant la porte, jeudi soir. « Je suis repreneur de sociétés, chuchotais-je d’une voix lubrique, dans le téléphone sans fil. J’organise des OPA sauvages. Qu’est-ce que vous dites de ça ? » Et après un silence, je commençais à émettre des bruits de succion, des grognements de porc en rut, avant d’ajouter : « Hein, salope ? » La plupart du temps, je les sentais effrayées, ce qui me plaisait grandement, et me permettait de garder une érection solide, vibrante, durant tout le temps de la communication, jusqu’à ce qu’une des filles, une dénommée Hilary Wallace, demande : « C’est toi, papa ? », d’une voix tranquille, ce qui a douché immédiatement toute mon ardeur. Vaguement déçu, j’ai encore passé quelques coups de fil, mais sans grande conviction, tout en ouvrant le courrier, et j’ai fini par raccrocher au milieu d’une phrase, en tombant sur une invitation personnelle de Clifford, mon vendeur chez Armani, qui me conviait à des soldes privés, dans la boutique de Madison Avenue... il y a deux semaines de cela ! J’imagine qu’un des gardiens a probablement retenu l’invitation, pour m’emmerder, mais cela ne change rien au fait que j’ai manqué les putains de soldes et, tout en me promenant dans Central Park, du côté de la Soixante-seizième ou de la Soixante-quinzième, ruminant cette occasion manquée, il m’apparaît soudain, avec une douloureuse acuité, que ce monde est le plus souvent fait de misère et de cruauté.

Un type, qui ressemble tout à fait à Jason Taylor — cheveux noirs plaqués en arrière, pardessus croisé en cashmere bleu marine à col de castor, bottes de cuir noir Norman Stanley — me fait un signe de tête en passant sous un réverbère, et je baisse le son de mon walkman, juste à temps pour l’entendre dire « Hello, Kevin », tandis qu’une bouffée de Grey Flannel frappe mes narines et, sans m’arrêter, je me retourne sur l’homme qui ressemble à Taylor, qui pourrait bien être Taylor, me demandant s’il sort toujours avec Shelby Phillips, et manque de trébucher sur une clocharde allongée sur le sol, vautrée sur le seuil d’un restaurant abandonné — un endroit appelé Amnesia, que Tony McManus avait ouvert il y a deux étés de cela. Elle est noire, et elle a l’air bonne à enfermer, répétant sans cesse : « De l’argent s’il vous plaît aidez-moi Monsieur de l’argent s’il vous plaît aidez-moi Monsieur », comme une espèce de prière bouddhiste. Je tente de lui expliquer l’avantage qu’elle trouverait à prendre un emploi quelque part — dans un Cineplex Odéon, par exemple, dis-je avec une grande civilité — n’arrivant pas à décider si je vais ouvrir l’attaché-case, si je vais en tirer le couteau ou le revolver. Mais elle m’apparaît soudain comme une cible trop facile pour être réellement gratifiante, et je lui dis d’aller au diable et monte le son du walkman, à l’instant où Bon Jovi s’écrie « It’s all the same, only the names have changed... » et poursuis ma route, m’arrêtant à un distributeur automatique pour tirer trois cents dollars, sans raison particulière, quinze billets de vingt tout frais, craquants, que je range délicatement dans mon portefeuille en peau de gazelle, pour ne pas les froisser. À Columbus Circle, un jongleur vêtu d’un trench-coat et d’un haut-de-forme, un type qui se fait appeler Stretch Man et qui se tient généralement ici, l’après-midi, fait son numéro devant un petit groupe de gens qui s’ennuient ; l’envie de le tuer me démange, et il ne mériterait pas mieux, mais je passe mon chemin, à la recherche d’une proie moins voyante. Quoique, s’il avait été mime, il serait vraisemblablement déjà mort.

Les affiches délavées de Donald Trump sur la couverture de Time, qui recouvrent les vitres d’un autre restaurant abandonné, le Palaze, me donnent un regain d’assurance. Je suis arrivé chez D’Agostino, et je me tiens devant la boutique, perçant la devanture du regard, avec un désir compulsif d’y entrer et de dévaliser les rayons, de remplir mon panier de bouteilles de vinaigre balsamique et de sel de mer, de parcourir les étals de légumes et de m’arrêter longuement pour examiner la nuance des piments rouges, des piments jaunes, des piments verts et des piments violets, pour décider quel parfum, quelle forme de biscuits au gingembre je vais acheter, mais auparavant, j’ai besoin de quelque chose de plus profond, quelque chose d’indéfinissable, et je me mets à rôder dans les rues sombres et froides, du côté ouest de Central Park, et j’aperçois un instant mon visage reflété dans les vitres teintées d’une limousine garée devant le Café des Artistes : ma bouche remue toute seule, ma langue est plus mouillée qu’à l’habitude, je cligne des yeux sans le vouloir, malgré moi. La lumière crue du réverbère projette nettement mon ombre sur la chaussée, et je vois mes mains gantées qui remuent sans cesse, s’ouvrent et se ferment, mes poings serrés, mes doigts qui se raidissent, qui s’agitent, et je suis obligé de m’arrêter au milieu de la Soixante-septième Rue pour me calmer un peu, murmurant des choses apaisantes, à mi-voix, me concentrant sur les achats chez D’Agostino, sur la réservation au Dorsia, sur le dernier CD de Mike et des Mechanics, et il me faut une résistance extraordinaire pour surmonter mon envie de me mettre à me gifler de toutes mes forces.

Voilà une vieille tante qui vient vers moi, col roulé en cashmere, écharpe de laine imprimée cashmere, chapeau de feutre, promenant un sharpei marron et blanc, sa gueule écrasée reniflant à ras du sol. Tous deux approchent, passent sous un réverbère, sous un autre, et j’ai suffisamment retrouvé mon calme pour ôter doucement mon walkman et ouvrir mon attaché-case d’un geste discret. Je tiens le milieu du trottoir étroit, à hauteur d’une BMW 320 i, et la tante avec son sharpei n’est plus qu’à quelques mètres de moi. Je l’observe attentivement : il approche de la soixantaine, rondouillard, la peau trop soignée, d’un rose obscène, pas une ride, et pour achever le tout, une moustache ridicule qui accentue la féminité de ses traits. Il me lance un coup d’œil perçant, avec un sourire interrogateur, tandis que le sharpei renifle le pied d’un arbre, puis un sac-poubelle posé à côté de la BMW.

— Joli chien, fais-je, me penchant.

Le sharpei me jette un regard las, et se met à grogner.

— Richard, fait-il, jetant au chien un coup d’œil furieux, avant de me regarder d’un air d’excuse, flatté, je le sens bien, non seulement que j’aie remarqué son chien, mais aussi que je me sois arrêté pour le lui dire, et, sans blague, le vieux connard en est tout congestionné, je parie qu’il jute dans son sarouel minable en velours côtelé, Ralph Lauren, me semble-t-il.

— Ce n’est pas grave, dis-je, caressant le chien d’un air attendri, posant mon attaché-case par terre. C’est un sharpei, n’est-ce pas ?

— Non, un shar-pei, dit-il en zézayant, prononçant le mot comme jamais je ne l’ai entendu faire.

— Un shar-pei ? fais-je, essayant de l’imiter, sans cesser de caresser l’épaisseur veloutée qui enveloppe le cou et le dos du chien.

— Non. Il émet un rire coquet. « Un shar-pei. Il faut accentuer la deuxième syllabe. » Il faut acfffentuer la deufffième fffyllabe.

— Eh bien, en tout cas, c’est une belle bête, dis-je en me redressant, avec un sourire sympathique.

— Oh, merci, dit-il, avant d’ajouter, d’un air exafffpéré : il me coûte une fortune.

— Ah bon ? Pourquoi ? fais-je, me penchant de nouveau pour caresser le chien. « Alors, Richard, comment ça va, mon petit vieux ? »

— Vous ne pouvez pas imaginer, dit-il. Vous voyez, ces poches sous les yeux, il faut les faire ôter tous les deux ans, et pour le faire opérer, nous devons aller jusqu’à Key West — pour moi, c’est la meilleure clinique vétérinaire au monde —, et on coupe un petit peu par ici, on tire un petit peu par là, et mon Richard retrouve des yeux tout neufs, n’est-ce pas, mon amour ? Il hoche la tête, approbateur, tandis que je continue de caresser le dos du chien, d’un air suggestif.

— Eh bien, dis-je, il est superbe.

Nous restons un moment silencieux. Je regarde le chien. Son propriétaire ne me quitte pas des yeux. Enfin, il ne peut s’empêcher de briser le silence.

— Écoutez, dit-il, j’ai horreur de poser ce genre de question, mais...

— Allez-y.

— Oh, mince, c’est tellement idiot, fait-il avec un gloussement étouffé.

Je me mets à rire. « Mais pourquoi ? » 

— Êtes-vous mannequin ? demande-t-il, sérieux à présent. Je jurerais vous avoir déjà vu dans un magazine, ou quelque chose comme ça.

— Non, je ne suis pas mannequin, dis-je, décidant de ne pas mentir. Mais c’est flatteur.

— En fait, vous avez tout à fait l’allure d’un acteur de cinéma, dit-il, avec un gracieux mouvement de poignet. Je ne sais pas... Puis il conclut d’une voix chuintante, s’adressant à lui-même (je n’invente rien) : Oh, arrête, mon pauvre garçon, tu te ridiculises.

Je me penche, comme si j’allais ramasser mon attaché-case, mais, dans l’ombre, il ne me voit pas sortir le couteau, le couteau le plus acéré, celui qui a une lame-scie. Je lui demande combien il a acheté Richard, d’un ton naturel parfaitement étudié, sans même lever les yeux pour voir si quelqu’un arrive. En un seul geste, j’attrape le chien par le cou et le maintiens avec le bras gauche, tentant de le repousser contre le réverbère, tandis qu’il se débat, essayant de mordre mes gants, les mâchoires claquant dans le vide, mais je lui serre la gorge avec une telle force qu’il ne parvient pas à aboyer, et que j’entends littéralement la trachée artère se briser sous mes doigts. Je lui enfonce le couteau-scie dans le ventre et, d’un geste rapide, ouvre en deux son abdomen lisse et nu, dans un éclaboussement de sang rouge sombre, tandis que ses pattes s’agitent et se tendent vers moi, puis apparaît un paquet d’intestins bleu et rouge, et je laisse tomber le chien sur le trottoir, tandis que la tante demeure là, toujours accrochée à la laisse ; tout s’est passé si vite qu’il n’a pu réagir, il ne fait que répéter : « Oh mon Dieu, oh mon Dieu », regardant d’un air horrifié le sharpei qui se traîne en rond, remuant la queue, poussant des gémissements aigus, avant de se mettre à renifler, à lécher ses propres intestins en tas sur le trottoir, certains encore attachés à son ventre et, le laissant souffrir et agoniser au bout de sa laisse, je me retourne d’un seul coup vers son maître, le repoussant brutalement avec mon gant ensanglanté, et me mets à le poignarder à l’aveuglette, au visage, à la tête, lui ouvrant finalement la gorge en deux brefs coups de lame ; un arc de sang rouge sombre éclabousse la BMW 320 i blanche garée le long du trottoir, déclenchant l’alarme. Quatre fontaines de sang jaillissent de sous son cou. Bruit cristallin du sang qui gicle. Il tombe sur le trottoir, agité de soubresauts, pissant toujours le sang, et après avoir essuyé la lame du couteau sur le devant de sa veste, je le fourre dans mon attaché-case et commence à m’éloigner mais, pour m’assurer que la vieille tante est bien morte, et ne fait pas semblant (ce qui arrive), je reviens et lui tire deux balles en pleine figure, avec un silencieux, avant de partir, manquant de glisser dans la flaque de sang qui s’étale à côté de sa tête, et me voilà au bout de la rue, sortant de l’ombre et, comme dans un film, je me retrouve devant chez D’Agostino, où les vendeurs me font signe d’entrer, et quand je présente à la caisse un bon de réduction pour une boîte de flocons d’avoine au son, la fille — une Noire, abrutie, lente — ne remarque rien, ne voit pas que la date de validité est dépassée, alors même que c’est la seule chose que j’ai achetée, et une bouffée de joie, brève mais brûlante, me saisit tandis que je sors du magasin, ouvrant la boîte et me fourrant dans la bouche de pleines poignées de céréales, tout en essayant de siffler Hip to Be Square, puis, mon parapluie ouvert, je me mets à courir dans Broadway, dans un sens, puis dans l’autre, vagissant comme une âme en peine, mon pardessus ouvert, voletant derrière moi comme une espèce de cape.

 

 

 

LES FILLES

 

 

Ce soir, dîner exaspérant, en compagnie d’une Courtney vaguement défoncée, qui ne cesse de me tanner à propos de menus de régime, de George Bush et de Tofutti, posant des questions qui relèvent directement du cauchemar. Je l’ignore à mort, sans grand résultat et, profitant de ce qu’elle est au milieu d’une phrase — Page Six, Jackie O. —, je me résous à appeler le serveur et à commander la bisque froide de poisson au maïs accompagnée de cacahuètes et d’aneth, une Caesar salad à la rucola et le hachis d’espadon à la moutarde de kiwi, ce que j’ai déjà fait auparavant, ainsi qu’il me le signale. Sans même tenter de feindre la surprise, je lève les yeux vers lui, avec un large sourire : « Oui, n’est-ce pas ? » La cuisine de Floride a un côté impressionnant, mais les portions sont petites, et chères, particulièrement dans certain restaurant où est posé sur chaque table un assortiment de crayons de couleur. (Courtney dessine un imprimé Laura Ashley sur son set en papier, tandis que je reproduis sur le mien l’intérieur de l’estomac et de la poitrine de Monica Lustgarden, et quand Courtney, qui trouve cela ravissant, me demande ce que c’est, je réponds : Euh... C’est une pastèque.) La note, que je règle avec ma carte American Express platine, se monte à plus de trois cents dollars. Courtney a plutôt bonne allure, veste de laine Donna Karan, chemisier de soie et jupe en cashmere. Moi, je suis en smoking, sans raison apparente. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘Un Nouveau Sport : le Lancer de Nains’’.

Une fois dans la limousine, je la dépose devant le Nell’s, où nous sommes censés prendre un verre avec Meredith Taylor, Louise Samuelson et Pierce Towers, lui expliquant que j’ai un plan de dope, et que je serai de retour avant minuit, c’est promis. « Oh, et passe le bonjour à Nell », fais-je d’un ton négligent.

— Mais tu peux en acheter ici, au sous-sol, si vraiment c’est indispensable, pleurniche-t-elle.

— Mais j’ai promis à quelqu’un de passer chez lui. Question de parano. Tu comprends ? fais-je sur le même ton.

— Qui est parano ? demande-t-elle en louchant. Je ne comprends pas.

— Ma chérie, neuf fois sur dix, la dope qu’on vend au sous-sol est légèrement inférieure à de la sucrette, en termes de dosage. Tu vois ce que je veux dire, non ?

— Je n’ai rien à voir là-dedans, dit-elle, menaçante.

— Bon, alors tu entres et tu me commandes un Foster’s, d’accord ?

— Où vas-tu, en réalité ? demande-t-elle après un silence, soupçonneuse à présent.

— Je vais chez... chez Noj. J’achète ma coke à Noj.

— Mais Noj, c’est le chef du Deck Chairs, dit-elle, tandis que je la pousse hors de la limousine. Noj n’est pas un dealer. Il est cuisinier !

— Allons, ne fais pas ta langue de vipère, Courtney, dis-je en soupirant, la poussant dans le dos.

— Mais ne me raconte pas d’histoires à propos de Noj, pleurniche-t-elle, se débattant pour rester dans la voiture. Noj est le chef de cuisine du Deck Chairs. Tu entends ?

Je la regarde, abasourdi, dans la lumière crue qui tombe des spots accrochés au-dessus de l’entrée du Nell’s.

— Je voulais dire Fiddler, dis-je enfin, humblement J’ai un plan chez Fiddler.

— Tu es infernal, marmonne-t-elle en s’éloignant. Sérieusement, il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond, chez toi.

— Je reviens ! fais-je, claquant la portière. Puis je rallume mon cigare avec délectation, et émets un ricanement mauvais. « Tu peux toujours attendre. »

Je dis au chauffeur de me conduire dans le quartier des conserveries de viande, à l’ouest du Nell’s, non loin du bistrot Florent, et après avoir exploré deux fois le coin — en réalité, cela fait des mois que je traîne par là, à la recherche d’une nana convenable —, je la découvre au coin de Washington et de la Treizième. Elle est blonde, mince, jeune, vulgaire sans avoir l’air d’une poule insortable et, plus important, elle est blanche, ce qui est rarissime dans le coin. Elle porte un short déchiré et moulant, un T-shirt blanc et un blouson de cuir de mauvaise qualité et, à part un bleu sur le genou gauche, elle est blanche de partout, visage compris, avec une bouche lourdement soulignée de rose. Derrière elle, en capitales d’un mètre cinquante, le mot VIANDE, peint en rouge sur le mur de brique d’un entrepôt désaffecté. La manière dont les lettres sont espacées éveille quelque chose en moi. Derrière le bâtiment, un ciel sans lune, comme une toile de fond, un ciel qui, plus tôt dans l’après-midi, était chargé de nuages, de nuages qui ont disparu.

La limousine passe doucement devant la fille. Au travers des vitres teintées, de près, elle semble encore plus pâle, ses cheveux blonds paraissent d’un blanc décoloré à présent, et les traits de son visage indiquent qu’elle est plus jeune que je ne le pensais tout d’abord et, parce que c’est la première fille blanche que j’aie vu ce soir dans le quartier, elle me semble — à tort ou à raison — particulièrement propre ; on la prendrait facilement pour une étudiante de l’université de New York qui rentre chez elle, la tête dans les nuages, après avoir passé la soirée à boire du Seabreeze dans une boîte, en s’agitant sur les dernières chansons de Madonna, et s’est peut-être disputée avec son petit ami, un type appelé Angus, ou Nick, ou... Pokey, une étudiante qui va retrouver des amis au Florent, pour bavarder, prendre encore un Seabreeze peut-être, ou un cappuccino, ou un verre d’eau d’Évian — et contrairement à la plupart des putes qui traînent là, elle remarque à peine la limousine qui s’arrête doucement à sa hauteur. Elle continue d’aller et venir, négligemment, feignant d’ignorer ce que cela signifie.

Lorsque la vitre s’abaisse, elle sourit, et détourne le regard... Le dialogue qui s’ensuit ne durera même pas une minute.

— Je ne vous ai jamais vue par ici, dis-je.

— Vous avez mal regardé, dit-elle, très décontractée.

— Aimeriez-vous visiter mon appartement ? fais-je, allumant la lumière dans la limousine, de manière à ce qu’elle puisse voir mon visage, et mon smoking. Elle regarde la voiture, me regarde, puis revient sur la limousine. Je porte la main à mon portefeuille en peau de gazelle.

— En principe, je ne devrais pas, dit-elle, regardant au loin, vers un trou sombre entre deux immeubles, de l’autre côté de la rue. Elle baisse les yeux, voit le billet de cent dollars que je lui tends et, sans demander ce que je fais, sans demander ce que j’attends d’elle, sans même demander si je ne suis pas un flic, elle prend le billet. Je reformule donc ma question : « Voulez-vous venir chez moi, ou pas ? » Je lui fais un grand sourire.

— En principe, je ne devrais pas, dit-elle de nouveau. Puis elle regarde encore la limousine, longue, noire, le billet qu’elle glisse dans la poche étroite de son jean, le clochard qui se dirige vers la voiture en traînant les pieds, tendant un gobelet où s’entrechoquent les pièces, au bout de son bras couvert de croûtes, et parvient à répondre : Mais je peux faire une exception.

— Vous prenez l’American Express ? fais-je, en éteignant la lumière.

Elle continue de regarder fixement le trou d’ombre, comme si elle attendait un signe d’une personne invisible. Elle détourne les yeux, son regard croise le mien et, comme je réitère ma question : « Est-ce que vous prenez l’American Express ? », elle me regarde comme si j’étais fou. Je lui lance un sourire sans effet, lui tenant la portière. « Je plaisantais. Allez, montez. » Elle adresse un signe de tête à quelqu’un, de l’autre côté de la rue, et je l’installe au fond de la limousine plongée dans l’ombre, claquant la porte, et la verrouillant.

Chez moi, tandis que Christie prend un bain (je ne connais pas son vrai nom, je ne lui ai pas demandé, mais je lui ai dit de ne répondre que quand je l’appellerais Christie), je compose le numéro de Cabana BiEscort Service et, avec ma carte American Express gold, commande une femme, une blonde, spécialiste des couples. Je donne deux fois mon adresse, et insiste encore, une blonde. Le type au bout du fil, une espèce de vieux métèque, m’assure qu’une blonde se présentera chez moi d’ici une heure.

Après une séance de fil dentaire, je passe un caleçon de soie Polo et un T-shirt de coton sans manches, Bill Blass, et me dirige vers la salle de bains. Christie est allongée dans la baignoire, en train de siroter du vin blanc dans un verre à pied ultra-fin de chez Steuben. Je m’assois sur le rebord en marbre et verse de l’huile de bain aux herbes Monique Van Frere, tout en examinant son corps, au travers de l’eau laiteuse. Durant un long moment, les pensées les plus impures défilent à toute vitesse dans ma tête, envahissant mon esprit — sa tête est à portée de ma main, bonne à écraser ; à l’instant même, le besoin de frapper, de l’insulter, de la punir, atteint son sommet, puis s’évanouit. « C’est un très bon chardonnay que vous buvez », fais-je remarquer.

Après un long silence, tenant dans ma main un sein menu, presque enfantin, je déclare : « Je veux te laver le sexe. »

Elle me dévisage, et son regard est celui d’une gamine de dix-sept ans, puis baisse les yeux sur son corps qui baigne dans l’eau. Avec un haussement d’épaules imperceptible, elle pose son verre sur le rebord de la baignoire et glisse une main vers les poils clairsemés, blonds également, sous son ventre plat, d’une blancheur de porcelaine, écartant légèrement les jambes.

— Non, dis-je calmement. Par-derrière. Mets-toi à genoux.

Elle hausse les épaules, de nouveau.

— Je veux regarder. Tu as un très joli corps, dis-je, la pressant de se mettre en position.

Elle se retourne et se met à quatre pattes, le cul hors de l’eau, tandis que je fais le tour de la baignoire pour mieux voir son sexe, qu’elle tripote d’une main savonneuse. Je glisse ma main par-dessus son poignet, jusqu’à son anus que j’enduis doucement d’une goutte d’huile de bain. Il se contracte. Elle pousse un soupir. J’ôte mon doigt pour le glisser dans son con, au-dessous, et nos doigts entrent, ressortent ensemble, entrent de nouveau. Elle est mouillée à l’intérieur, et j’en profite pour remonter jusqu’à son trou du cul, dans lequel j’enfonce mon doigt sans difficulté, jusqu’à la jointure. Elle se contracte, deux fois, et se tend, recule sur mon doigt, sans cesser de se toucher. Nous continuerons ainsi un moment, jusqu’à ce que le gardien sonne, pour me prévenir que Sabrina est là. Je dis à Christie de sortir du bain, de se sécher, de prendre un peignoir — mais pas le Bijan — dans le placard et de nous retrouver dans le salon pour prendre un verre avec notre invitée. Je retourne à la cuisine, et prépare un verre de vin pour Sabrina.

Cependant, Sabrina n’est pas blonde. Et, passé le choc initial qui me cloue, immobile, dans le vestibule, je la fais néanmoins entrer. Ses cheveux sont d’un blond marronnasse, pas d’un vrai blond, mais elle est également très jolie, et je ne dis rien, malgré mon exaspération ; elle n’est pas aussi jeune que Christie, mais elle n’est pas non plus trop usée. Bref, elle a l’air de valoir le prix de la location horaire, quel qu’il soit. Je me calme, et ma colère retombe complètement lorsqu’elle ôte son manteau, révélant un petit corps superbe, moulé dans un pantalon fuseau et un maillot débardeur à fleurs, avec des escarpins noirs et pointus, à talons aiguilles. Soulagé, je la conduis jusqu’au salon, l’installe sur le divan bas, blanc, et sans lui demander si elle désire boire quelque chose, lui apporte un verre de vin blanc, avec un sous-verre du Mauna Kea Hotel, à Hawaï. La chaîne stéréo diffuse la bande originale des Misérables la version de Broadway, en CD. Christie nous rejoint, vêtue d’un peignoir Ralph Lauren en éponge, les cheveux plaqués en arrière, d’un blond platine à présent, à cause du bain, et je l’installe sur le divan à côté de Sabrina — elles échangent un signe de tête — avant de m’asseoir en face d’elles, dans le fauteuil chrome et teck Nordian. Décidant que nous devrions probablement faire un peu connaissance avant de passer dans la chambre, je brise le silence qui s’est installé, pas désagréable, et m’éclaircis la gorge avant de poser quelques questions.

— Bien, fais-je, croisant les jambes. Vous n’avez pas envie de savoir ce que je fais ?

Toutes deux m’observent un long moment, un sourire figé sur les lèvres. Elles échangent un coup d’œil, puis Christie hausse les épaules, hésitante, avant de répondre, tranquillement : Non.

Sabrina sourit et, saisissant la perche, ajoute : Non, pas vraiment.

Je les observe pendant une minute, puis croise de nouveau les jambes avec un soupir, très irrité. « Eh bien, je travaille à Wall Street. Chez Pierce & Pierce. »

Long silence.

— Vous avez entendu parler de Pierce & Pierce ?

Long silence. Enfin, Sabrina prend la parole. « Cela a un rapport avec Mays... ou Macy’s ? »

— Mays ? fais-je, perplexe.

Elle réfléchit une minute avant de répondre : Ouais. Un magasin de chaussures. P&P, ce n’est pas un magasin de chaussures ?

Je la fixe d’un regard sans aménité. À ma grande surprise, Christie se lève et se dirige vers la chaîne stéréo, admirative. « C’est vraiment gentil, chez toi... Paul. » Puis, passant en revue les CD, empilés, alignés par centaines sur les grands rayonnages de chêne clair, rangés par ordre alphabétique : Combien as-tu payé cet endroit ?

Je me lève pour me verser un autre verre d’Acacia. « En réalité, cela ne te regarde absolument pas, Christie, mais je peux t’assurer que ça n’était pas donné. »

De la cuisine, je vois Sabrina qui a tiré un paquet de cigarettes de son sac et, revenant dans le salon, je secoue la tête avant qu’elle ne puisse en allumer une.

— Non, on ne fume pas, dis-je. Pas ici.

Elle sourit, demeure un instant immobile, puis glisse la cigarette dans le paquet, avec un petit hochement de tête. J’apporte un plateau de chocolats, que je présente à Christie.

— Une truffe Varda ?

Elle regarde le plateau d’un air absent, puis secoue poliment la tête. Je me dirige vers Sabrina, qui en prend une en souriant, et m’aperçois avec inquiétude que son verre de vin est toujours plein.

— Je n’ai pas l’intention de vous saouler, dis-je, mais c’est un très bon chardonnay, et vous ne buvez pas.

Je dépose le plateau de truffes sur la table basse à dalle de verre de chez Palazzetti et reprends place dans le fauteuil, faisant signe à Christie de nous rejoindre sur le divan, ce qu’elle fait. Nous demeurons silencieux, écoutant le CD des Misérables. Sabrina mastique sa truffe, l’air pensif, puis en prend une autre.

Me voilà contraint de briser de nouveau le silence : « Et... Vous avez déjà vu du pays ? » Me rendant immédiatement compte de la maladresse de ma question, j’ajoute : L’Europe, je veux dire.

Toutes deux échangent un regard, comme un message secret, puis Sabrina secoue la tête, et Christie l’imite.

Long silence. « L’une de vous a-t-elle été à l’Université, et si oui, laquelle ? »

La seule réponse que j’obtienne à cette question est un double regard mauvais, à peine contenu, et je décide de profiter de l’occasion pour les conduire jusqu’à la chambre, où je demande à Sabrina de danser un peu, avant de se déshabiller devant Christie et moi, toutes les lampes halogène de la chambre réglées à fond. Je lui fais mettre une nuisette Christian Dior en dentelle et satin puis je me déshabille complètement — à l’exclusion d’une paire de Nike omnisports —, et Christie finit par ôter le peignoir Ralph Lauren. Elle est nue comme un ver, à l’exception d’une écharpe Angela Cummings en soie et latex que je lui noue étroitement autour du cou, et de gants en daim Gloria Jose, achetés en solde chez Bergdorf Goodman.

Nous voilà tous les trois sur le lit japonais. Christie est à quatre pattes, la tête tournée vers le chevet, le cul en l’air, et je la chevauche, comme si j’étais sur le dos d’un chien ou quelque chose comme ça, mais à l’envers, mes genoux appuyés sur le matelas, ma queue à moitié raide, face à Sabrina qui regarde le cul offert de Christie d’un air déterminé, avec un sourire douloureux, tout en se branlant pour mouiller ses lèvres, en passant dessus son index luisant, comme si elle se mettait du lip-gloss. Avec mes deux mains, je maintiens ouverts le cul et le con de Christie, pressant Sabrina de s’approcher et de les renifler. Sabrina a maintenant le visage à la hauteur du sexe de Christie, que je doigte vaguement, et je la rapproche encore, pour qu’elle vienne sentir mes doigts, que je lui fourre dans la bouche et qu’elle suce goulûment. De l’autre main, je continue de masser le petit con serré de Christie, lourd, mouillé, trempé sous l’anus dilaté.

— Sens-le, dis-je à Sabrina, et elle s’approche encore, à cinq centimètres, deux centimètres du trou du cul de Christie. Ma queue est bien raide à présent, et je ne cesse de me branler pour la maintenir ainsi.

— Lèche-lui d’abord le con, dis-je à Sabrina et, avec sa main, elle l’écarte et se met à laper comme un chien, tout en massant le clitoris, avant de remonter jusqu’au trou du cul, qu’elle lèche de la même façon. Christie commence à gémir sans pouvoir se contrôler, et à tendre son cul plus fort, contre le visage de Sabrina, contre sa langue, que Sabrina introduit lentement dans l’anus de Christie, puis retire. Je les observe, pétrifié, puis commence à frotter vivement le clito de Christie qui se cambre contre le visage de Sabrina, criant « Je jouis » et, se pinçant le bout des seins, s’abandonnant à un orgasme interminable. Peut-être fait-elle semblant mais, comme j’apprécie le spectacle, je ne la gifle pas, ni rien...

Fatigué de tenir l’équilibre, je me laisse tomber de Christie et me couche sur le dos, mettant la tête de Sabrina devant ma queue énorme et raide, que je lui introduis dans la bouche, me branlant tandis qu’elle me suce le gland. J’attire Christie vers moi, et tout en lui ôtant ses gants, l’embrasse à pleine bouche, la léchant, écrasant ma langue contre la sienne, l’enfonçant plus loin, aussi profondément qu’elle puisse aller dans sa gorge. Elle se doigte le con, si mouillée que l’on dirait que tout le haut de ses cuisses est enduit d’une substance huileuse, luisante. Je repousse la tête de Christie, pour qu’elle aide Sabrina à me sucer, et toutes deux me sucent tour à tour le gland et la queue, puis Christie descend à mes couilles gonflées, douloureuses, grosses comme deux petites prunes, et se met à les lécher, avant de les avaler entièrement et de les masser, de les sucer alternativement, une à une, les séparant avec sa langue. Puis Christie remonte vers ma queue, que Sabrina suce toujours, et elles commencent à s’embrasser à fond, juste au-dessus du gland, l’inondant de salive, sans cesser de me branler. Pendant ce temps, Christie continue de se masturber, trois doigts dans le vagin, le clito trempé de mouille, gémissant. Excité, je l’attrape par la taille et la fais pivoter, mettant son sexe à hauteur de mon visage, sur lequel elle s’assoit avec reconnaissance. Propre, rose, mouillé, dilaté, le clito gonflé, gorgé de sang, son con est à présent au-dessus de moi, et j‘y plonge mon visage, ma langue, me régalant de son goût, tout en lui doigtant l’anus. Sabrina s’occupe toujours de ma queue, branlant la base, le reste entièrement dans sa bouche, puis elle passe sur moi, et je lui arrache sa culotte, de manière à ce que son cul et son sexe soient face à Christie, à qui je fais baisser la tête. « Lèche, suce-lui le clito », ce qu’elle fait.

La position n’est guère confortable pour nous trois, et cela ne dure que deux ou trois minutes, pendant lesquelles Sabrina jouit cependant sur le visage de Christie, tandis que Christie, se frottant vigoureusement le con contre ma bouche, jouit sur le mien, et je suis obligé d’agripper ses cuisses et de les maintenir fermement, pour qu’elle ne me brise pas le nez en s’agitant. Je n’ai toujours pas joui et, comme Sabrina ne fait rien de particulier avec ma queue, je la lui retire de la bouche et l’assoit dessus. Ma queue glisse en elle, presque trop facilement — son con est trempé, baigné de sa propre mouille et de la salive de Christie, et le frottement est inexistant — et, ôtant l’écharpe du cou de Christie, je me retire et, lui écartant le sexe, je le lui essuie, ainsi que ma queue, avant de recommencer à la baiser, sans cesser de bouffer le con de Christie, que j’amène à un nouvel orgasme en l’espace de quelques minutes. Les deux filles sont face à face — Sabrina assise sur ma queue, Christie sur ma tête —, et Sabrina se penche pour sucer et pincer les seins de Christie, petits et fermes. Puis Christie embrasse Sabrina à pleine langue, tandis que je continue à la bouffer, la bouche, le menton et les joues trempés de sa mouille, qui sèche un moment, avant d’être remplacée par une nouvelle décharge.

Je repousse Sabrina et l’allonge sur le dos, la tête au pied du lit. Puis j’allonge Christie sur elle, en soixante-neuf, le cul en l’air. Après avoir enfilé un préservatif, je lui doigte l’anus afin de le détendre, de le dilater et, avec un minimum de Vaseline, à ma grande surprise, je la pénètre sans difficultés, tandis que Sabrina lui bouffe le con, faisant aller ses doigts, suçant le clito gonflé, saisissant quelquefois mes couilles et les serrant doucement, agaçant mon trou du cul d’un doigt mouillé, puis Christie se penche sur le con de Sabrina et, lui écartant brutalement les jambes, aussi largement que possible, commence à y plonger la langue, mais pas très longtemps, car un nouvel orgasme la saisit et, se retournant pour me regarder, le visage luisant de mouille, elle crie « Baise-moi, je jouis, merde, bouffe-moi, je jouis », et je me mets à la baiser furieusement, tandis que Sabrina continue de lui bouffer la chatte, le visage barbouillé de sa mouille. Je me retire du cul de Christie et force Sabrina à me sucer la queue, avant de pénétrer de nouveau le con dilaté de Christie et, au bout de deux minutes, je commence à jouir, au moment même où Sabrina, abandonnant mes couilles, écarte mes fesses et, à l’instant où je vais décharger dans le con de Christie, me fourre sa langue dans mon trou du cul qui se contracte et palpite, prolongeant mon orgasme, puis Sabrina retire sa langue, gémissant qu’elle va jouir aussi, car après avoir joui, Christie continue de sucer Sabrina et je les regarde, penché au-dessus de Christie, haletant, tandis que Sabrina fait sans cesse aller et venir ses hanches, se frottant contre le visage de Christie, puis je me laisse aller en arrière, vidé mais la queue toujours raide, luisante, encore douloureuse de la violence de l’orgasme, et ferme les yeux, les genoux faibles, tremblants.

Je ne me réveille que lorsque l’une d’elles heurte mon poignet accidentellement. J’ouvre les yeux, et leur dis de ne pas toucher à ma Rolex, que je n’ai pas quittée durant tout ce temps. Elles sont allongées paisiblement, une de chaque côté, caressant parfois ma poitrine, passant de temps à autre une main sur les muscles de mon ventre. Au bout d’une demi-heure, me voilà de nouveau excité. Je me lève et me dirige vers l’armoire où, à côté du pistolet à clous, sont posés un cintre affûté, un couteau de boucher rouillé, une boîte d’allumettes du Gotham Bar and Grill et un cigare à demi fumé ; me retournant, nu, mon sexe en érection tendu devant moi, je leur présente les accessoires et explique d’une voix basse, rauque : « Nous n’avons pas encore fini... » Une heure plus tard, je les reconduirai à la porte avec impatience, toutes deux rhabillées et sanglotant, en sang, mais bien payées. Christie aura probablement un bel œil au beurre noir et de sérieuses éraflures sur les fesses, à cause du cintre. Des Kleenex froissés, maculés de sang, joncheront le sol à côté du lit, ainsi qu’une boîte vide d’épices italiennes, que j’ai prise chez Dean & Deluca.

 

 

 

American Psycho
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